Por Jacky Barozzi
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25 de octubre de 2021
JACQUES BAROZZI JE(U) Roman intertextuel INTRODUCTION « Je ne lis plus que des morceaux choisis de littérature française. J’aurais seulement voulu les choisir moi-même. » JULES RENARD J’ai longtemps caressé l’idée de signer un livre dont je n’aurais pas écrit une seule ligne. De préférence un roman, où le Je serait les autres. Et où le Je serait en jeu. Reconstitué à partir de cent fragments puisés dans les tréfonds de ma bibliothèque idéale et ajustés de manière à donner naissance, telles les pièces d’un puzzle, à une oeuvre originale, ce JE(U) que je soumets à la sagacité du lecteur, résultat d’une contrainte oulipienne poussée à l’extrême, n’en demeure pas moins un roman, mon roman. Un certain degré de lecture ne vaut-il pas écriture ? Et tout n’a-t-il pas déjà été dit et mieux que nous ne saurions le faire ? J’ai veillé à replacer sous le Je du narrateur des paroles, des sensations, des pensées, des souvenirs parfaitement semblables aux miens et que j’avais reconnus pour tels à leur lecture. Ici, la fiction n’est plus le moteur du roman. Ici, la transposition s’opère essentiellement à travers les masques d’emprunts d’auteurs de divers lieux et époques ainsi que les extraits sélectionnés de manière plus ou moins consciente, intuitive, puisés principalement dans la littérature du Je : journaux, correspondances, essais, textes autobiographiques… donnant ainsi au texte définitif les allures d’une autofiction, plus réelle qu’imaginaire, plus authentique. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant… Il s’agit toujours de fiction. Une oeuvre de fiction anthologique et interactive de surcroit, auquel le lecteur est invité à participer activement. Outre le fait de jouer à identifier les morceaux choisis, dont il trouvera les références en fin d’ouvrage, rien ne l’empêcherait par ailleurs de se livrer à un exercice similaire et de confectionner, sur le même principe, son propre JE(U). AVERTISSEMENT Il est très vraisemblable que beaucoup ne s’apercevront point que ce qui va suivre soit très beau ; et à supposer qu’une ou deux choses les intéressent, il se peut aussi qu’ils ne croient point qu’elles leur aient été suggérées exprès. Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots. Comme des productions de la nature, auxquelles faussement on a comparé l’oeuvre seule du génie, la dissection indéfinie exhume toujours des oeuvres quelque chose de nouveau. Et celle-ci aux superficiels d’abord est plus belle, car la diversité des sens attribuables est surpassante, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante. Mais voici le critère pour distinguer cette obscurité, chaos facile de l’Autre, simplicité condensée, diamant du charbon, oeuvre unique faite de toutes les oeuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de nôtre crâne sphérique : en celle-ci, le rapport de la phrase verbale à tout sens qu’on y puisse trouver est constant ; en celle-là, indéfiniment varié. 1 - Pour employer mes loisirs dans cette terre étrangère, j’ai envie d’écrire un petit mémoire de ce qui m’est arrivé. Je me gronde moi-même pour entreprendre un travail quelconque. Sans travail, le vaisseau de la vie humaine n’a point de lest. J’avoue que le courage d’écrire me manquerait si je n’avais pas l’idée qu’un jour ces feuilles paraîtront imprimées et seront lues par quelque âme que j’aime. Ai-je tiré tout le parti possible pour mon bonheur des positions où le hasard m’a placé ? Quel homme suis-je ? Ai-je du bon sens, ai-je du bon sens avec profondeur ? Ai-je un esprit remarquable ? En vérité je n’en sais rien. Ému par ce qui m’arrive au jour le jour, je pense rarement à ces questions fondamentales, et alors mes jugements varient comme mon humeur. Mes jugements ne sont que des aperçus. Voyons si, en faisant mon examen de conscience la plume à la main, j’arriverai à quelque chose de positif et qui reste longtemps vrai pour moi. Que penserai-je de ce que je me sens disposé à écrire en le relisant ? Sera-ce comme pour mes ouvrages imprimés ? J’ai un profond sentiment de tristesse quand, faute d’autre livre, je les relis. Je sens, depuis un mois que j’y pense, une répugnance réelle à écrire uniquement pour parler de moi, du nombre de mes chemises, de mes accidents d’amour-propre. D’un autre côté, je me trouve loin de la France ; j’ai lu tous les livres amusants qui ont pénétré en ce pays. Ma principale objection n’était pas la vanité qu’il y a à écrire sa vie. Un livre sur un tel sujet est comme tous les autres ; on l’oublie bien vite, s’il est ennuyeux. Je suis profondément convaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l’auteur va écrire, c’est une parfaite sincérité. Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies ? Je l’espère. 2 - Jamais, dans mes voyages, je n’avais poussé jusqu’à Adelma. C’était la tombée de la nuit lorsque j’y débarquai. Sur le quai, le marin qui saisit la corde au vol et l’enroula à la bitte ressemblait à un homme qui avait été soldat avec moi, et qui était mort. C’était l’heure du marché de gros. Une marchande de quatre-saisons pesait un chou frisé sur une balance romaine et le plaçait dans un panier suspendu à une corde qu’une jeune fille faisait descendre d’un balcon. La demoiselle était semblable à une fille de mon pays qui était folle d’amour et s’était suicidée. La marchande leva son visage : c’était ma grand-mère. Je pensai : « Peut-être qu’Adelma est la ville où l’on arrive quand on meurt et où chacun retrouve ceux qu’il a connu. C’est signe que moi aussi je suis mort. » 3 - Je suis né le 25 décembre 0000. Mon père était, dit-on, ouvrier charpentier. Peu de temps après ma naissance, les gentils ne le furent pas et l’on dut se réfugier en Égypte. C’est ainsi que j’appris que j’étais juif et c’est dans ces conditions dramatiques qu’il faut voir l’origine de ma ferme décision de ne pas le rester. Vous connaissez la suite… 4 - J’avais des conciliabules avec le Saint-Esprit : « Tu écriras » me disait-il. Et moi je me tordais les mains : « Qu’ai-je donc, Seigneur, pour que vous m’ayez choisi ? - Rien de particulier. - Alors, pourquoi moi ? - Sans raison. - Ai-je au moins quelques facilités de plume ? - Aucune. Crois-tu que les grandes oeuvres naissent des plumes faciles ? - Seigneur, puisque je suis si nul, comment pourrais-je faire un livre ? - En t’appliquant. - N’importe qui peut donc écrire ? - N’importe qui, mais c’est toi que j’ai choisi. » 5 - Dès la sortie de mon premier ouvrage d’affabulation, on a commencé à remarquer que je n’existais pas vraiment et que j’étais sans doute fictif. On a même supposé que j’étais un ouvrage collectif. C’est exact. Je suis une oeuvre collective, avec ou sans préméditation, je ne puis encore vous le dire. Á première vue, je ne me crois pas assez de talent pour imaginer qu’il pût y avoir préméditation. 6 - Sait-on si l’on est, ou non, aimé ? S’il advient qu’on le soit, l’est-on sans ce que l’on estime être l’excellence de soi ? Est-on mieux connu de ceux qui nous aiment que de ceux qui nous détestent ? Peut-être nous révélons-nous davantage à ceux qui nous sont indifférents, étant avec eux plus libres, plus conformes à une permanente vérité de nous-mêmes ; exempts que nous sommes du soin de nous les gagner ou de nous en faire redouter. 7 - Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque jamais au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais. 8 - Un soir, il me posa cette question : « Quand on est mort, crois-tu que ce soit la fin de tout ? » Le mystère de la mort, j’y pense chaque jour, mais je n’étais pas encore à même de fournir à mon père le renseignement demandé. Pour lui faire plaisir, j’étalai la foi la plus rassurante : - Je crois que le plaisir survit, tandis que la douleur n’est plus nécessaire. La décomposition pourrait rappeler le plaisir sexuel. Á coup sûr, elle s’accompagne d’un sentiment de félicité et de détente, puisque c’est l’effort pour se recomposer sans cesse qui fatigue l’organisme. La dissolution serait ainsi la récompense de la vie ! Je n’eus aucun succès. Nous étions encore à table, après dîner. Mon père se leva sans un mot, vida son verre et dit : « Ce n’est pas le moment de philosopher, surtout avec toi. » 9 - Être connu n’est pas ma principale affaire. Cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D’ailleurs, sur ce chapitre même, sait-on jamais à quoi s’en tenir ? La célébrité la plus complète ne vous assouvit point et l’on meurt presque toujours dans l’incertitude de son propre nom, à moins d’être un sot. Donc l’illustration ne vous classe pas plus à vos propres yeux que l’obscurité. Je vise à mieux, à me plaire. Le succès me parait être un résultat et non pas le but. Or j’y marche, vers ce but, et depuis longtemps il me semble, sans broncher d’une semelle, ni m’arrêter au bord de la route pour faire la cour aux dames ou dormir sur l’herbette. 10 - Mon père n’était pas seulement un homme d’honneur, c’était un homme d’une probité sûre, et il avait une de ces âmes fortes qui font les grandes vertus ; de plus, il était bon père, surtout pour moi. Il m’aimait très tendrement ; mais il aimait aussi les plaisirs, et d’autres goûts avaient un peu attiédi l’affection paternelle depuis que je vivais loin de lui. Cette conduite d’un père dont j’ai si bien connu la tendresse et la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont pas peu contribué à me maintenir le coeur sain. J’en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d’autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour de la vertu qu’on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s’en apercevoir, et l’on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste et bon dans l’âme. Cette maxime fortement imprimée au fond de mon coeur, et mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m’a imputé de vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité, je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement qu’eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien.