Mise en page du blog



LE VOYAGE INITIATIQUE



   Un matin de la fin juin, en parcourant le Nice-Matin, je vis une annonce qui attira mon attention. Le propriétaire d’un voilier, ancré dans le port d’Antibes, recherchait 3 garçons sportifs et une fille (18-25 ans), pour une croisière de deux mois en Méditerranée. Outre le voyage, le logement et la nourriture gratis, notre participation - aux manœuvres pour les garçons et à la cuisine pour la fille -, donnait droit à une petite rétribution.

   Aussitôt après, j’appelai au numéro mentionné dans l’annonce, depuis la cabine téléphonique de la place de Rocheville. Je tombai sur la compagne du propriétaire du bateau. Après m’avoir demandé si j’avais déjà fait de la voile, et que j’eusse répondu par l’affirmative alors que je n’en avais jamais fait, j’obtins un rendez-vous pour l’après-midi même. Nous fûmes nombreux à nous présenter et, malgré mon ignorance totale en la matière, facilement détectable, je fus sélectionné. Principalement sur ma bonne mine, ainsi que je l’appris par la suite. 

   Le départ étant prévu pour le surlendemain, je demandais au propriétaire du bateau s’il avait la moindre idée de l’endroit où nous aborderions dans un mois d’ici, près de quelle grande ville où je pourrais demander à ma famille de faire suivre un pli urgent que j’attendais, la lettre qui devait me transmettre les sujets du concours d’entrée à l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques). 

   Celui-ci me suggéra alors : « Dans un mois, parvenus au point le plus extrême de notre itinéraire, nous aborderons au sud de la Turquie. Là, nous ferons une escale de 48 heures dans le port de Bodrum, le temps de refaire le plein du bateau en eau, en essence et en victuailles et toi d’aller chercher ton courrier à la poste principale d’Izmir, la grande ville voisine, à 230 km de distance ».

   C’est le plan que j’adoptai et que je suivis à la lettre, si je puis dire. 




Le Port Vauban d'Antibes.



   Fin juin, j’embarquais au port Vauban d’Antibes à bord du Senouire. Un élégant deux mâts de 18 mètres de long, à la coque laquée bleue outre mer, aux voiles blanches et au pont en bois de tek blond, qui devait son nom à une rivière d'Auvergne au bord de laquelle le propriétaire du bateau passait ses vacances dans son enfance et qui lui avait donné, très tôt, le goût de la navigation. 

   D’origine auvergnate, la famille en droite ligne de Roger Q., le propriétaire du bateau, était devenue parisienne depuis au moins trois générations. Gérant d’un grand garage des beaux quartiers de la capitale, c’était un fringant sexagénaire à longue chevelure poivre et sel en bataille, petit de taille, la peau hâlé, le corps sec et nerveux. Sa compagne, répondant au doux prénom d’Hélène, d’origine grecque, était une svelte brune d’au moins trente ans sa cadette. Xavier, qui portait le nom d’un vignoble de la région renommé pour son rosé, le plus âgé des garçons engagés en même temps que moi, sorte de grand échalas baba cool avant l’heure, avait environ 25 ans. L’autre garçon, prénommé Thierry, un blondinet de taille moyenne, comme moi, parfaite tête à claques, lui, venait tout juste d’être recalé au bac, qu’il avait passé au lycée du Parc Impérial à Nice où sont père exerçait l’honorable profession de médecin-généraliste. Et pour clore ces présentations, mentionnons enfin, Mathilde, dans le rôle de la jeune-fille au pair de tout l’équipage, une châtaine de mon âge (22 ans), ni belle ni moche. 




Sidi Bou Saïd, baie de Tunis.



   Ce fut le début d’un long périple qui nous mena d’une traite à Sidi Bou Saïd, dans la baie de Tunis, ensuite jusqu’en Crête et de là, à travers les principales îles des Cyclades, jusqu’à Bodrum, au sud de la Turquie. Au retour, nous passâmes par d’autres îles des Cyclades, regagnâmes les détroits de Corinthe et de Messine, longeâmes Ithaque et les îles Lipari, la Sardaigne et la Corse. 

   Pour moi, qui jusqu’alors ne m’étais guère hasardé au-delà de mon département d’origine, ce long périple méditerranéen fut le « voyage initiatique » qui manquait à ma formation. 

   À cette occasion, je découvris que je n’avais pas le pied marin. Tenir la barre et maintenir le cap fixé par Roger n’était pas très difficile, tandis que pour les manœuvres : lever ou jeter l’ancre, monter ou démonter les voiles, amarrer le bateau au port… nous n’avions qu’à suivre ses instructions. 

   Mais dès que nous prîmes le large, je fus le seul à être saisi d’une persistante nausée. 

   Au bout de quelques heures de navigation à moteur diesel, sur une mer d’huile, sans vent, de plus en plus incommodé par l’odeur insistante du fuel, je commençai à me vider de toutes parts. 

   Je rendis mes derniers boyaux, dès l’instant où je dus assurer mon premier quart, à la nuit tombée : le principal travail des quatre mâles de l’équipage se résumait à tenir la barre, sans dévier de l’itinéraire établi par Roger, durant quatre heures d’affilées chacun. 

   Je me retrouvai alors seul aux commandes, sous les étoiles, avec la mer pour unique horizon et une bassine en plastique à mes côtés pour recueillir, l’estomac et les intestins totalement vidés, d’amères excrétions bilieuses. 

   Dès cette première nuit, Mathilde vint me rejoindre sur le pont. D’évidence, malgré l’état pitoyable dans lequel je me trouvais, des trois garçons embarqués avec elle, c’est sur moi qu’elle avait jeté son dévolu. 

   Elle en fut pour ses frais et très vite se rabattit sur le grand Xavier, avec lequel elle partageait déjà l’une des deux cabines à couchettes superposées, en proue du bateau. Thierry et moi occupions l’autre, et Roger et Hélène la cabine double avec un lit à deux places, du côté de l’entrée, face au poste de pilotage et à la table des cartes. Au centre se trouvait le grand carré, un salon confortable, doté de larges banquettes et lambrissé d’acajou, que prolongeait une cuisine ouverte. C’est là que nous partagions principalement le petit déjeuner, déjeunant et dinant généralement à l’air libre, en plein soleil, à l’ombre du toit en toile écrue du roof.

   Après trois jours de navigation, et mon mal de mer s’estompant, nous arrivâmes en vue de la Tunisie, salués à l’avant du navire par les plongeons facétieux des dauphins, qui semblaient nous ouvrir la voie. 

   La première leçon que je tirai de cette nouvelle expérience, est que, plus que la mer, mon domaine était avant tout la terre ferme, que j’aime à appréhender avec mes deux jambes, le compas qui donne la juste mesure à mon équilibre et ma sérénité d’esprit : les profondeurs maritimes m’angoissent tandis que les rivages m’enchantent toujours. 

   Ce fut le cas en débarquant dans le petit port de Sidi Bou Saïd, face à la majestueuse résidence d’été du président Bourguiba, alors au faîte de sa gloire, et de découvrir les ruelles pavées de l’harmonieuse petite cité blanche et bleue, d’où, après un café turc dégusté au célèbre café des Nattes, nous prîmes le tortillard qui nous conduisit en moins d’une demi heure au centre de Tunis, via Carthage et La Goulette. Le temps de se perdre dans les sombres dédales de son souk et de faire quelques provisions de fruits et légumes frais au marché alimentaire installé à l’entrée de la médina. 



Ios, au coeur des Cyclades.



   Le lendemain matin, nous levâmes l’ancre. Nous avions encore une distance à peu près identique à accomplir pour rejoindre Ágios Nikólaos, en Crète. Après quoi, il ne nous resterait plus qu’à cabotiner de port en port et d’île en île, selon la volonté de Roger, pour qui la Méditerranée n’avait plus aucuns secrets… 

   Sans vraiment avoir conscience que j’accomplissais-là mon « voyage initiatique », le but principal de cette croisière était avant tout pour moi l’occasion de découvrir la Grèce et ses mœurs singulières, que l’on avait examinées sous toutes les coutures dès les premières années de collège. 

   À l’époque, je trouvais étrange, moi qui avais choisi d’autorité l’option « Français moderne », que nous ayons à passer tant de temps sur un texte ancien, à l’origine oral, raconté par un vieillard aveugle : L'Iliade et L'Odyssée d’Homère !? 

   D’autant plus que lorsque un Grand dans la cour disait à quelqu’un : « d’aller se faire voir chez les Grecs», on savait très bien de quoi il retournait, si je puis dire. 

   Après La Bible du catéchisme, je compris que l’on nous introduisait-là, dès le début des études secondaire, dans des temps plus reculés de notre civilisation occidentale. Au fondement même. 

   Maintenant, j’étais juste curieux de savoir ce qu’il restait de toute cette culture dans la réalité quotidienne contemporaine. 

   On mangeait fort bien sur le Senouire, grâce aux talents conjugués d’Hélène et de Mathilde. 

   Dès que l’on mettait pied à terre, abordant tantôt à Santorin, à Ios, à Paros, à Patmos, à Leros, à Kos… on laissait Roger à bord et filions au marché acheter des fruits et légumes, des spécialités et des vins locaux. 

   J’y retrouvais à chaque fois le parfum du marché Forville de Cannes. A part qu’ici, je n’étais pas fan du blanc ou du rosé résiné, à goût amer, dont Hélène, qui tenait le portefeuille, faisait grand cas. Quoique servi bien frais, il accompagnât plutôt bien les savoureux plats, salades variées et desserts, d’inspiration méditerranéenne, que les deux jeunes femmes du bateau confectionnaient pour le plus grand plaisir de l’équipage tout entier. 

   Mais à la différence de Forville, dans chaque marché des cités maritimes Grecques, où nous passions le plus clair de notre temps en dehors du bateau, une chose me surpris : le regard porté par les adultes du même sexe que moi, mais sensiblement plus âgés, sur mes jambes bronzées et musculeuses, dénudées par mon short ou mon bermuda et pourtant recouvertes d’un dense duvet blond. Troublant !




 Dans Bodrum la turque.



   À part cuisiner et faire la vaisselle pour les filles, assurer son quart en mer et participer aux manœuvres et au lavage du pont ou à l’astiquage des cuivres pour les garçons, en retranchant quelques heures pour les achats et le tourisme local, l’essentiel de notre temps était consacré au farniente : baignades collectives dans les criques désertes, longues séances de bronzage sur le pont du bateau, lectures, siestes, jeux de cartes et jeux de société… 

   À l’exception de Roger, qui s’activait tout le temps. En plus de son quart, il était constamment requis par l’entretien du bateau ou du moteur et ses recherches d’itinéraire à la table des cartes avec règle et crayon en main, ou sur le pont en observant l’horizon avec son sextant. 

   Ce dernier, contrairement à Hélène, participait rarement à nos moments de détente collective. Père de deux grands enfants, divorcé de sa première femme, et ayant mis son garage en gérance, il consacrait désormais l’essentiel de son temps aux voyages : la mer en été, la montagne et la neige en hiver. 

   Taciturne et peu souriant de nature, mais toujours courtois avec chacun de nous, son humeur s’assombrissait au fur et à mesure que nous nous rapprochions de Bodrum ? 

   Trouvait-il que nous prenions plus de bon temps que lui sur son propre bateau ? 

   Il évoqua devant moi la possibilité de sauter l’étape en Turquie, au prétexte que cet été-là (1974), les troupes turques venaient tout juste d’envahir le Nord de Chypre, créant ainsi de grandes tentions tout au long de la frontière maritime séparant les deux nations méditerranéennes. 

   J’insistai pour dire et redire à Roger combien cette escale était capitale pour moi. 

   Finalement, il accéda à ma demande. 

   Tandis que nous étions encore au large, nous vîmes venir vers nous, à toute vitesse depuis le port, une embarcation de la police militaire turque. Elle nous accosta et trois moustachus en uniforme montèrent d’autorité à bord de notre voilier. Nous dûmes présenter chacun nos papiers d’identité, subir un mini interrogatoire et le bateau, vaguement examiné plus que fouillé, fut officiellement autorisé à entrer dans le port.

   Après avoir diné sur le roof du Senouire, amarré dans le joli port fortifié de Bodrum, nous allâmes tous prendre le café sous la fraîche tonnelle de vignes vierges d’une sympathique buvette populaire proche du quai, à l’exception de Roger, resté surveiller le bateau. 

   À cette occasion, Hélène me prit à part. Elle me donna sa carte d’identité et me demanda de retirer pour elle, le lendemain, le courrier adressé à son nom en poste restante à Izmir. Et de le lui donner au retour, en toute discrétion, tournant ostensiblement son regard en direction du bateau. 

   Grillant une dernière cigarette sur le pont, je laissai gambader mon imagination, pensant qu’Hélène devait avoir un amant plus jeune à Paris, que Roger devait probablement s’en douter et qu’il cherchait, coûte que coûte, à couper toutes relations entre les deux amants ? D’où, peut-être, sa mauvaise humeur à l’idée d’accoster à Bodrum, notre seul lien possible avec la civilisation que nous avions quittée voilà un mois déjà et pour un autre mois encore ? 

   Sur le pont d’un Yacht voisin de notre voilier, apparut alors un marin moustachu d’une quarantaine d’années. 

   Il me tendit son paquet de cigarettes turques, à forme ovale et au parfum sucré, j’en pris une et l’allumai. 

   À la suite de quoi, nous tentâmes d’échanger quelques mots. Il était turc et ne parlait pas un mot d’anglais, encore moins de français. 

   À force de gestes de sa part, je finis par comprendre qu’il m’invitait cordialement à venir boire un verre dans sa cambuse. 

   À ses mains calleuses et ses vêtements bon marché, j’en déduisis qu’il n’était probablement pas le propriétaire de ce superbe yacht blanc, mais plutôt son gardien-mécanicien. 

   Je le suivis et nous nous retrouvâmes, comme je le pensais, dans une modeste cabine, faiblement éclairée et passablement en désordre. 

   Dès que je fus assis à ses côtés, sur l’unique couchette qu’il m’avait désignée de la main, il prit une bouteille de liqueur à peine entamée, qui se trouvait au sol. Nous en bûmes, tour à tour, près de la moitié, à même le goulot, dans un silence religieux. 

   De temps à autre, il m’offrait des carrés d’une tablette de chocolat noir qu’il avait extraite de dessous son barda. 

   Faute de discussion possible, il m’adressait de brefs regards sournois auxquels je répondais par un sourire gêné. 

   Estimant que je devais être suffisamment grisé, il commença par caresser délicatement le haut de ma cuisse colé à la sienne, glissant sa main sous mon bermuda. 

   Sa calleuse caresse m’emplit d’émotion. 

   Aussitôt, nous nous retrouvâmes nues et en pleine érection.

   C’est alors, que de tendre il devint brutal, me tournant autoritairement dans l’autre sens, sans m’avoir demandé mon avis. 

   Il crachat dans ses doigts et commença à me fouiller l’anus.

   Quand, après m’avoir plaqué contre la porte de la cabine, il voulut m’introduire son gland, je me refermai tout de go. Lui faisant comprendre, par de vifs mouvements de tête horizontaux, que c’était non : « désolé ! » 

   Peine perdue. 

   Pesant alors de tout son poids dans mon dos, il raffermit encore son étreinte en m’enserrant le cou de sa main gauche et, m’étouffant à moitié, il repartit de nouveau à l’assaut. 

   Tandis qu’il m’enfonça à fond dans l’anus un doigt enduit de salive pour mieux lubrifier la voie, je parvins à lui saisir les couilles et les broyai à pleine main. 

   Son étreinte se relâcha instantanément, juste le temps pour moi de ramasser mes fripes éparpillées au sol et de regagner en toute hâte mon bateau.



Izmir des années 1970.



   Après une brève nuit de repos, je partis de bon matin pour Izmir, situé plus au nord sur la côte, à trois bonnes heures d’autocar, six avec le retour. 

   Roger m’avait fermement averti que le voilier quitterait le port dans la soirée même, après le diner, et que nous naviguerions de nuit. Ses « quarante-huit heures » d’escale s’étaient subitement réduites à moins de vingt-quatre. 

   Je n’avais pas à chômer, si je ne voulais pas me retrouver sdf en Turquie ! 

   Le double voyage en autocar fut épique. 

   Les véhicules étaient antiques, certes, mais, à l’aller comme au retour nos chauffeurs moustachus les menèrent à une allure d’enfer, filant à tout berzingue dans la poussière des routes à travers des paysages de plaines et de cols dignes des vastes horizons du western hollywoodien. 

   De la gare centrale des autocars d’Izmir, je me rendis directement à pied à la poste principale : un imposant palais néo haussmannien, situé à une demi heure de marche. Je n’avais qu’à suivre les panneaux de signalisation et avancer en droite ligne sur les larges trottoirs de quelques rues et avenues qu’un agent de police avait préalablement soulignées du doigt sur mon plan. 

   Sur une placette, à l’angle d’un carrefour, se tenait un marché de fruits et légumes en plein air. Je n’avais pas le temps de m’y attarder, et me contentai de le longer sur l’un de ses côtés. Au débouché d’une allée, une femme-tronc, obèse, entre deux âges, apparut à ma vue. Elle reposait, à ras de cuisses, sur une planche à roulettes peinte en bleu clair, qu’elle faisait mouvoir à l’aide de ses mains enfouies dans des lambeaux de tissu, arborant sur son large poitrail des rangées de tickets de la Loterie nationale : vision inoubliable ! 

   À la poste, je trouvai une grande enveloppe à mon nom, avec la lettre de l’Idhec à l’intérieur. Mon ami Hector s’était chargé de me la faire suivre, alors que j’en avais fait la demande expresse à ma petite soeur Nelly ? 

   En revanche, aucun courrier pour Hélène. 

   Sur le chemin du retour vers la gare des autocars, je m’attardai un peu dans de petites ruelles plus sombres et plus populaires. 

   Je déjeunai à la terrasse d’un bistrot, dans un souk où étaient rassemblés plusieurs ateliers de chaudronnerie. Là, des enfants d’à peine plus de dix ans, à moitié nus, la peau noire de graisse, s’activaient en cadence malgré la brûlure des flammes du foyer où ils remodelaient la ferraille à grands coups de masses. 

   Tous présentaient un corps malingre, un visage flétri et un regard éteint, que soulignaient de larges cernes bleus. 

   Vers le milieu de l’après-midi, je pus prendre place dans l’autocar qui devait me reconduire dans les temps impartis à Bodrum. 

   Du moins, si le chauffeur, qui filait maintenant à toute vitesse, dépassant parfois inconsidérément sur la droite ou sur la gauche les camions et les voitures qui roulaient à une allure plus modérée, parvenait à nous ramener vivants à bon port ! 

   J’étais entouré d’une joyeuse population d’autochtones, de tous âges et de tous sexes, dont je notai que, parmi les mâles en capacité de la porter, j’étais le seul à ne pas arborer fièrement la moustache. 

   Devrais-je me la laisser pousser ? 

   Durant le voyage, j’eus tout loisir de relire la lettre de l’Idhec, que j’avais rapidement parcourue à la terrasse du café au souk des chaudronniers, et dont l’un des trois sujets proposés avait particulièrement retenu mon attention. 

   Elle était signée par le directeur des études, le cinéaste communiste Louis Daquin, dont j’avais pu voir à la cinémathèque Chaillot, l’hiver dernier, Le Point du jour : un film social, tourné quelques années après la Dernière Guerre mondiale, sur la vie quotidienne d'hommes et de femmes travaillant aux charbonnages du Nord et dans lequel l’acteur Michel Piccoli faisait sa première apparition au cinéma. 

   Le sujet qui m’intéressait nous proposait de retracer, sous la forme d’un synopsis détaillé, le portrait d’une célébrité, réelle ou imaginaire. Nous disposions d’une quinzaine de feuillets maximum pour rédiger la continuité séquentielle qui donnerait corps à un projet de film, que nous devions présenter par une « note d’intention » de trois pages. 

   Les idées commençaient à affluer dans ma cervelle et je disposais encore de six bonnes semaines pour leur donner corps. 

   À Bodrum, je retrouvai un Roger tout aussi maussade qu’à mon départ. Et quand j’informai discrètement Hélène que je n’avais rien pour elle, celle-ci me fit la tête à son tour, comme si j’en étais personnellement responsable ! 

   Dès ce moment-là, l’ambiance conviviale de la première moitié de notre croisière tourna sensiblement au vinaigre. 

   Le huis-clos que nous subissions sur le Senouire devenait de plus en plus pesant. 

   Après plus d’un mois d’amours flamboyantes avec Mathilde, ce grand échalas de Xavier manifesta une certaine lassitude à son endroit. Heureusement que Thierry, avec lequel je partageais la cabine, et que j’avais hâtivement classé dans la catégorie des petits bourgeois gâtés, se révéla à l’usage un compagnon plutôt facile à vivre. 

   Délaissant Mathilde, Xavier vint se joindre à nous plus souvent pour discuter, fumer une cigarette, jouer aux cartes, ou aller boire un pot dans les cafés lors des escales. 

   Les sites que nous découvrîmes étaient toujours aussi enchanteurs.

   Une nuit, dans les Cyclades, nous fûmes surpris par le Meltem, terrible vent d’août local, dont la force monta jusqu'à 8 sur l'échelle de Beaufort, déchiquetant impitoyablement la Grand voile, que nous n’avions pu remonter à temps, avant de poursuivre notre itinéraire à moteur. 

   Mais Roger, toujours aussi prévoyant, en conservait une de rechange dans ses soutes. C’était impressionnant de voir notre frêle esquif, submergé par les eaux rendues soudainement furieuses sous l‘effet de la tempête, ployer de façon inquiétante vers la mer. 

   Le Senouire avait la souplesse et l’agilité d’un roseau : il pliait mais se relevait toujours, droit sur sa quille. Dans ces moments agités – nous en connûmes plusieurs –, la nausée me revenait aussitôt. 

   Non, décidément, la mer n’était pas mon élément ! 

   Sur le bateau comme à terre, je m’octroyais de nombreux moments de solitude, au prétexte, bien réel, que j’avais un concours à préparer. 

   J’avais choisi de faire le portrait d’un personnage imaginaire : Jean Sénouire (avec un accent), écrivain célèbre, ex prix Goncourt, marié et père d’un petit garçon, qui s’était suicidé en pleine gloire, sans raisons apparentes. 

   Vingt ans plus tard, le petit garçon devenu grand, lui aussi écrivain, prénommé Jacques, veut savoir qui était réellement son père et connaître les motivations de son suicide. 

   Les divers témoignages qu’il recueille de la bouche des personnes qui l’ont côtoyé à l’époque, notamment sa mère, et qu’il retranscrit dans son livre enquête constitueraient la trame de notre scénario. 

   Grâce à ces pièces disparates du puzzle, le héros du film se révèlerait sous diverses facettes : tantôt blanc pour les uns, plutôt noir pour les autres. 

   Au cours de cette reconstitution biographique (à l’époque on ne parlait pas encore de biopic), on apprend que Jean Sénouire, qui n’apparaitra à l’écran qu’à travers quelques photos, gardait en secret son homosexualité : à l’époque de son suicide, il entretenait une liaison passionnée avec un jeune homme. 

   On comprend aussi que le vrai héros du film, celui que l’on voit à l’écran et qui lui sert de fil conducteur, c’est Jacques Sénouire, le fils du célèbre écrivain, qui pourrait bien être aussi le réalisateur et scénariste du film ? 

   Voilà l’histoire en abymes, qu’il me fallait mettre en mots tout en veillant à faire naître les images correspondantes dans l’esprit des distingués membres du jury de l’Idhec. 

   Au final, Jacques Sénouire, notre auteur-narrateur, exécuteur testamentaire de l’œuvre littéraire de son père et son unique héritier avec sa mère, avouait que, lui aussi, partageait une même attirance pour les hommes. 

   Le but suprême à atteindre, c’était que les membres du jury, à la lecture de mon « synopsis développé », devaient constamment se demander si c’était de la fiction ou un documentaire à caractère autobiographique. 




Les vertigineuses parois du canal de Corinthe.



   Nous passâmes à travers les impressionnantes parois du détroit de Corinthe et fîmes escale à Ithaque. 

   Tel Ulysse, il me tardait alors de regagner mon port d’attache ! 

   Coupant entre la Sicile et la Calabre à Messine, nous longeâmes les îles Lipari, que j’avais découvertes au cinéma l’hiver passé à Paris dans L'Avventura d’Antonioni. 

   Après la Sardaigne, la tension fut à son comble sur le Senouire. 

   Deux blocs monolithiques se tenaient maintenant face à face : celui que formait Roger, Hélène et Mathilde, d’un côté, et celui que Xavier, Thierry et moi avions constitué du nôtre.

   L’étincelle jaillit tandis que nous jouions aux cartes un soir au large de la Corse. En perdant un pli, Hélène eut un mot désobligeant à mon égard. Le ton monta rapidement. Tant et si bien que, dès la première heure le lendemain matin, nous fûmes débarqués tous les trois à Bastia. 





par Jacky Barozzi 2 octobre 2024
Dans le prolongement de l’Allée Principale, en bordure de la 4e division en direction du Monument aux morts, Alfred de Musset (1810-1857). L'auteur des Caprices de Marianne et de Lorenzaccio avait demandé qu'un saule fût planté sur sa tombe, mais la terre du Père-Lachaise ne le permet pas. Son buste en marbre blanc est l'oeuvre de Jean Barre (1811-1896). Derrière sa tombe, on aperçoit celle de Charlotte Lardin de Musset, soeur du poète. La sculpture en pierre la représentant assise est de François Sicard (1862-1934).
par Jacky Barozzi 18 septembre 2024
Paris démonté Faudra t-il attendre aussi longtemps pour que les Parisiens retrouvent leurs plus beaux sites qu'il n'en faut aux Français pour connaître leur nouveau gouvernement ? Bref état des lieux d'après fête, en images.
par Jacky Barozzi 9 septembre 2024
Un rêve de Ceinture verte Il aurait fallu une forte volonté conjointe de l’Etat et de la SNCF pour que Paris puisse être doté d’une promenade verte ininterrompue de 32 kilomètres de long. Comme le fit en son temps Napoléon III en cédant en 1852 à la Ville, pour un franc symbolique, les anciens domaines royaux, alors clos de murs, des bois de Boulogne et de Vincennes, à charge pour la municipalité de les aménager en promenade publique et de les entretenir. Ou comme, plus près de nous, quand fut réalisée la Promenade plantée, rebaptisée Coulée verte René-Dumont, aménagée de 1988 à 1993 sur le tracé de l’ancienne voie de chemin de fer qui reliait la Bastille à la banlieue sud-est de Paris, entre 1859 et 1969. Permettant désormais de traverser le XIIe arrondissement de part en part, à l’abri de la circulation, et d’offrir ainsi aux Parisiens une promenade supplémentaire de près de 6 km de long. 
par Jacky Barozzi 5 septembre 2024
Propriétés interdites A qui appartiennent les célébrités après leur mort, à leurs héritiers ou à leurs admirateurs ? Les tombes étant des concessions privés, aux premiers, hélas ! C’est ainsi que dans le petit cimetière du cimetière Montparnasse, on ne peut plus admirer depuis quelques années déjà le célèbre Baiser de Constantin Brancusi . La sculpture orne depuis 1910 la tombe de Tatania Rachevskaïa (19e div.), une jeune femme qui s'était suicidée à la suite d'un chagrin d'amour. Devenue la sculpture la plus emblématique de la nécropole, et classée monument historique, elle fait actuellement l'objet d'une sombre querelle d'héritage. Etait-il nécessaire pour autant de la rendre invisible aux promeneurs ? 
par Jacky Barozzi 25 août 2024
Cendres et couronnes Mort le 7 août dernier à l’âge de 84 ans, Patrice Laffont, fils de l’éditeur Robert Laffont, acteur et animateur télé de « Fort Boyard » et « Des chiffres et des lettres », a été incinéré au crématorium du Père-Lachaise le vendredi 23 août 2024. Ses cendres ont ensuite été déposées dans un caveau de la 80e division, au pied de la sépulture de Félix de Beaujour, pair de France, dont l’extravagant monument funéraire de 22 mètres de hauteur -le plus haut du cimetière-, en forme de cheminée, est l’oeuvre d’un architecte nommé… Cendrier ! 
par Jacky Barozzi 23 août 2024
Depuis les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024, la ligne 14 du métro relie désormais Saint-Denis Pleyel à l’Aéroport d'Orly. S’enrichissant au sud, dans le prolongement de l’ancien terminus Olympiades, d’une longueur de 14 kilomètres, en souterrain, comportant 7 nouvelles stations. Entièrement automatisé, le métro permet de desservir 10 villes réparties sur Paris, le Val-de-Marne et l’Essonne et assure une liaison directe entre l’aéroport de Paris-Orly et le centre de Paris en 25 minutes. De la gare de Saint-Denis Pleyel, au nord à l'Aéroport d'Orly, au sud, toutes les gares seront opérationnelles, à l’exception de la gare de Villejuif-Gustave Roussy, qui ouvrira ultérieurement. Parti en repérage jusqu’à Orly depuis mon domicile parisien du 12e arrondissement, ce jeudi 22 août 2024, j’ai pu admirer la splendeur, la modernité, la propreté et la vélocité de ce nouveau fleuron de la RATP, accessible avec mon pass navigo.
par Jacky Barozzi 14 août 2024
Entre Bastille et Stalingrad, la maire de Paris, Anne Hidalgo, voulait transformer la Promenade Richard-Lenoir sur le modèle des « ramblas » de Barcelone. Elle avait déjà commencé à faire scier les grilles et prévoyait de créer à terme une grande promenade plantée traversée d’une « vélorue ». Au grand dam des riverains. Le 24 juillet, le Conseil d’État a confirmé la suspension prononcée fin mai par le tribunal administratif. L’occasion d’évoquer ici l'histoire de la promenade. PROMENADE RICHARD-LENOIR 1996 11° arr., boulevard Richard-Lenoir, boulevard Jules-Ferry, M° Bastille, Bréguet-Sabin, Richard-Lenoir, Oberkampf, République C’est sous le Consulat, en 1802, que Bonaparte fixa définitivement le projet de dérivation des eaux de l’Ourcq, étudié dès la fin du XVII° siècle mais jamais abouti, destiné à améliorer la navigation mais aussi à assurer un meilleur approvisionnement de la capitale en eau potable. Le canal de l’Ourcq devait alimenter le bassin de la Villette, inauguré en 1808, d’où partiraient deux nouvelles voies navigables, le canal Saint-Denis, ouvert à la navigation en 1821 et le canal Saint-Martin, ouvert en 1826. Le canal Saint-Martin, long de 4,5 kilomètres, coulait à ciel ouvert sur tout son parcours, depuis le bassin de la Villette jusqu’à celui de l’Arsenal où la dernière des neuf écluses, destinées à rattraper une dénivellation de près de 25 mètres, le mettait en communication avec la Seine. Seule existait alors, et dès l’origine du canal, la voûte située sous la place de la Bastille. 
par Jacky Barozzi 12 août 2024
En direct de mon salon. 17,1 millions de téléspectateurs pour la cérémonie de clôture contre 23,2 millions pour la cérémonie d'ouverture .
par Jacky Barozzi 10 août 2024
Course de natation dans la Seine lors du triathlon individuel féminin, le 31 juillet 2024 (photo : Martin Bureau) 
par Jacky Barozzi 9 août 2024
Dans Paris la verte pas une auto ne roule. Boulevard Soult (12e). Sur la droite, mon immeuble.
Share by: