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Fin de sursis.




UN CAVALIER DANS LA GARRIGUE




   Au début de janvier 1975, tandis que, ex étudiant attardé, j’allais sur mes 23 ans, je me retrouvai au beau milieu de gamins. Tous déjà engagés sur la voie professionnelle, ils étaient nettement plus jeunes que moi, voire encore mineurs. Certains, en effet, étaient à peine âgés de 17 ans et avaient devancé l’appel (en juillet 1974, sous la toute nouvelle présidence de Valéry Giscard d’Estaing, la majorité était passée de 21 à 18 ans).

   Le Centre d’Instruction de l’Arme Blindée et de la Cavalerie (C.I.A.B.C.) de Carpiagne, où je fus affecté, et où depuis longtemps les chars d’assaut avaient remplacés les chevaux, s’étendait sur des centaines d’hectares au cœur du Parc national des Calanques, entre Marseille et Cassis.

   Un véritable site lunaire, balayé par le mistral et planté de rares essences méditerranéennes, où s‘établirent, au XIIIe siècle, des Templiers de la Commanderie de Marseille.

   Beau et austère site, mais surtout terriblement isolé de toute population autre que militaire.

   Piaffant après ma liberté perdue, je n’avais qu’une idée en tête : me faire réformer au plus vite. Cela ne pouvait se faire que durant les deux premiers mois des classes, après quoi, il serait trop tard.

   Dès l’abord, l’adjudant-chef me prit en grippe. Un chti, petit blondinet sec à l’air sournois, ancien boulanger de son état. Après les présentations, il m’informa publiquement que j’étais le seul bachelier de la chambrée, les autres n’étant pas allés au-delà du CAP. En conséquence, il me demandait de mettre à profit mon temps en apprenant à lire et écrire à Paco Varas, un appelé gitan d’origine espagnole, qui était analphabète. Celui-ci, rougissant, baissa aussitôt la tête lorsque l’adjudant-chef le désigna de la main à toute l’assemblée.

   Le premier mois, consignés en permanence à la caserne, nous n’eûmes droit à aucune permission.

   Confrontés à la discipline du camp et aux manœuvres élémentaires propres à tout postulant cavalier de l’armée de Terre, je ne pouvais m’évader de cet environnement hostile qu’à travers la lecture. J’enviais les « quillards » qui, enivrés de canettes de mauvaise bière tiède achetée au foyer, venaient narguer les

« bleubites » que nous étions en braillant quotidiennement sous nos fenêtres le décompte des jours qu’il leur restait à accomplir avant leur libération ainsi que quelques autres amabilités : « Quinze au jus, quatorze, treize… », « La quille, bordel ! », « Bande de nazes, vous n’avez pas fini d’en chier ! »

   Allongé tout habillé sur mon pieu, près de la fenêtre, j’entamais le premier tome d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust : une lecture de circonstance !

   Avec le cavalier de seconde classe Paco Varas, nous convînmes que je l’aiderai uniquement à rédiger ses lettres à sa fiancée et de lui lire celles qu’elle lui écrirait en retour. C’était un petit brun rondouillard à la peau cuivrée, rempailleur de chaises. Un métier lucratif, semblait-il, qui lui permettait de venir à la caserne en voiture américaine décapotable et de m’offrir en guise de remerciements, chaque matin, des croissants frais, qu’il achetait à un boulanger ambulant dont la camionnette stationnait devant le foyer dès six heures du matin. Ce qui améliorait l’infâme jus de chaussette que l’on nous servait aux aurores dans notre gamelle métallique.

   Je demandais à Paco ce qu’il avait à dire à sa bien aimée. Ecris-lui que je vais bien, que je m’amuse bien avec les copains, qu’on mange et boit bien, qu’aujourd’hui j’ai appris à démonter et remonter un fusil mitrailleur, à marcher au pas, à saluer…

   Un jour, devant tant de banalités impersonnelles, je ne pus contenir ma rage : « Tu n’as rien de plus gentil à lui dire ? », m’écriai-je !

   Surpris, il garda le silence durant quelques secondes avant d’ajouter, penaud : « Eh bien, écris-lui, que pour moi, elle sera toujours ma colombe aux ailes d’or ».

   « Ah, voilà qui est déjà mieux, çà devrait lui faire plaisir ! », lui répondis-je, tout en rédigeant sa phrase enflammée.

   Bien vite, Je remarquai qu’il ne me demandait jamais de lui lire les lettres de sa fiancée ?

   Finalement, il m’avoua qu’il savait parfaitement lire et écrire, qu’il rédigeait en secret ses propres lettres et que les miennes allaient directement au panier : s’il prétendait être analphabète, c’est parce que c’était un bon motif pour se faire réformer.

   À quelques jours de la fin des deux mois de classes, muni d’une autorisation de sortie pour la nuit, je pris la navette du camp afin d’aller passer la soirée à Marseille. Je descendis au terminus, à l’angle de la Canebière et de l’avenue qui conduit, sur la droite, aux bas des grandes marches de la gare Saint-Charles.

   Là, je dinai au Noailles, la grande brasserie sise de l’autre côté du carrefour, tout en feuilletant Le Provençal, m’attardant seulement aux pages spectacles. Je découvris que dans un cinéma du quartier on jouait Violence et Passion, un film que j’avais raté à sa sortie, l’année précédente : c’était l’occasion ou jamais ! Néanmoins, j’étais trop préoccupé par l’application du plan que j’avais en tête pour pouvoir apprécier à sa juste valeur l’œuvre du grand Luchino Visconti. Je regardai d’un œil distrait le face à face passionnel entre Burt Lancaster et Helmut Berger, entrecoupé des apparitions évanescentes de Silvana Mangano, Claudia Cardinale et Dominique Sanda.

   Juste avant le générique de fin, je quittai la salle en catimini et, me roulant par terre, je simulai une crise d’épilepsie, sous le nez de la caissière, au centre du hall d’entrée.

   Les pompiers arrivés peu après, me conduisirent d’une traite à l’hôpital militaire Laveran, où je fus directement interné au service psychiatrique.

   Là, je partageai la chambre avec deux autres candidat à la réforme militaire, tout comme moi : un séduisant brun à fine moustache et une « petite folle » insignifiante, ainsi qu’un spectaculaire sicilien au crâne rasé, ne parlant pas un mot de français. Ce dernier, après s’être engagé dans la Légion étrangère, en jugea le régime trop sévère à son goût. Pour y échapper, il n’avait rien trouvé de mieux que de se jeter du haut d’une fenêtre du casernement d’Aubagne où il avait été affecté. Pas de très bien haut, apparemment, car à l’arrivée, il n’avait rien eu de cassé. Depuis, il s’était réfugié dans un mutisme absolu et passait le plus clair de son temps recroquevillé dans son lit.

   Les quelques jours passés à Laveran furent particulièrement récréatifs. Les bâtiments étaient neufs et de bonne facture architecturale. Ici, nous ne recevions aucun ordre. Mis à part quelques examens, tests et consultations d’usage, nous n’avions rien à faire sinon boire, manger, dormir et se divertir, tout en étant servis par un personnel aux petits soins. Pour le divertissement, nous disposions d’une salle de jeux, d’un salon télé, d’une cafétéria, d’une bibliothèque de prêt et bénéficions, de surcroit, d’un superbe parc.

   Par une fin d’après-midi paresseuse du début du mois de mars, alors que nous faisions un tour du parc, le brun moustachu, qui se donnait des airs de macho, et prétendait vouloir se faire réformer au plus vite pour pouvoir retrouver sa fiancée, qui lui manquait, et l’attendait bien sagement à Fréjus, me proposa, d’un ton plein de sous entendu, d’aller prendre une douche avec lui. « Pourquoi, pas », lui répondis-je du tac au tac. « Vas y en premier, je te rejoins discrètement », ajouta-t-il, sans plus d’équivoque possible.

   Tandis que je me savonnais depuis au moins cinq bonnes minutes dans une cabine du fond, il arriva à son tour et s’immobilisa devant la porte de la douche, que j’avais laissée entrouverte. Nous étions seuls. Il avait gardé son short et était torse nu. Feignant l’étonnement, il me dit : « Alors tu m’as cru, quand je t’ai proposé de prendre une douche avec moi ! » Puis il ajouta, avec un air de reproche : « Et tu crois que je vais te rejoindre ? Je ne suis pas comme ça, moi ! Je vais me marier ! »

   À mon tour, je jouai l’innocence : « Mais il ne s’agissait pour moi que de prendre une simple douche, rien de plus, tu envisageais autre chose ? »

   La « petite folle », qui n’avait rien perdu de l’idylle naissante entre le brun moustachu et moi, comprit, à notre retour précipité dans la chambre, que celle-ci avait tournée court. Elle m’adressa même un sourire compatissant. Plus tard, elle vint me rejoindre dans le parc et me parla ouvertement. La franchise de ses paroles m’amena à penser qu’il faut parfois se méfier de notre première impression, loin d’être la bonne, elle se révèle le plus souvent fausse. Enfant de la DASS, balloté de foyers institutionnels en familles d’accueil, très tôt conscient de sa différence et l’assumant pleinement, ce garçon efféminé, que j’avais hâtivement jugé insignifiant, savait répondre efficacement aux violences et aux moqueries dont il faisait perpétuellement l’objet. Non sans courage et une certaine philosophie de la vie. Se produisant, tout autant par goût personnel que par nécessité, dans des spectacles de travestis sur la scène de boites miteuses de la région, il m’avoua entretenir une liaison passionnée avec un homme marié, père de deux enfants. Il ne lui en fallait pas plus pour être heureux. Bien que ne ressentant aucune attirance pour lui, la droiture morale qui émanait de toute sa personne et l’attitude courageuse dont il faisait preuve face à l’adversité, me le firent juger en fin de compte plus « viril » que le beau légionnaire dépressif, le séduisant brun velléitaire ou moi-même.

   Devant le psychiatre, un blondinet d’une trentaine d’années, élève officier de réserve (EOR), qui me reçut en consultation, j’adoptai un ton victimaire dont il ne fut pas dupe. Je plaidai une hypersensibilité incompatible avec la vie militaire. J’avais bidonné le test de Rorschach de manière à ce que l’on en conclue que j’étais la proie d’une fantasmagorie inquiétante. J’osai même jusqu’à prétendre que j’avais une pauvre mère handicapée à charge.

   Rien n’y fit. Celui-ci me fit valoir qu’une réforme au service militaire pourrait m’être préjudiciable dans l’avenir : étudiant en Droit, je serais pénalisé à l’occasion d’un éventuel concours administratif.

Le Droit avait été une erreur de parcours, seuls m’intéressaient la littérature et le cinéma, lui rétorquai-je. Néanmoins, il ne voulut rien savoir, me proposant, avec bienveillance, de m’accorder six semaines de repos, renouvelable une fois, en cas d’extrême urgence. (…)




L'évasion par la lecture.



   Vers la fin d’avril, à l’issue des six semaines de répit, il me fallut regagner la caserne, où, en mon absence, à la fin des classes, j’avais été affecté au « bureau de la communication et des loisirs », établi dans un vieux bâtiment datant des Templiers, qui abritait également le mess des officiers. 

   Dès mon arrivée, le capitaine, responsable du service, m’accueillit par des paroles méprisantes : « Y a que les tapettes qui vont en psychiatrie », affirma-t-il péremptoirement. 

   Je pâlis de rage, mais ne dis pas un mot, ne voulant pas lui donner l’occasion de m’envoyer au trou ! 

   Là, je fus chargé de rédiger les articles du Grand Heaume, le bimestriel du camp. 

   Le soir, je retrouvai la chambrée, occupée par sept autres garçons de mon âge et de profils plus ou moins identiques, rattachés au même service que moi. Je passai de longues heures, allongé sur mon lit, près de la porte, à achever la lecture des derniers tomes du Temps retrouvé, auxquels succédèrent Les mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, dont je lus, dans la foulée, L'Oeuvre au noir, ainsi que plusieurs volumes de Jean Giono et de Thomas Mann. 

   Le camp de Carpiagne, qui regroupait un bon millier d’appelés et plus d’une centaine d’engagés, disposait d’une salle de cinéma moderne et confortable, que la plupart des patrons de salles du quartier Latin aurait pu lui envier. 

   Chaque mardi et jeudi, à 20 heures, y était projeté un film différent, au tarif réduit habituel auquel avaient droit les militaires dans le circuit privé. 

   Un matin, le capitaine nous convoqua dans son bureau, nous chargeant d’établir avec lui la programmation des deux prochains trimestres. 

   Je fus impressionné par la lecture du catalogue du Cinéma des Armées, que le gradé, l’air embarrassé, avait fait circuler autour de la table où nous avions pris place. Des centaines et des centaines de titres de films, regroupés par ordre alphabétique et suivi de l’année de leur première diffusion, dont certains remontaient au début de l‘année en cours, composaient une filmothèque idéale. 

   Je compris très vite que la demi-douzaine de bidasses appelés, tout comme moi, à effectuer un choix parmi ces œuvres demeurait tout aussi perplexe que le capitaine. 

   Visiblement, ils étaient dépassés par la tâche. 

   Je saisis l’occasion pour rompre le lourd silence qui avait suivi la question de l’officier : « Lesquels de ces films, selon vous, pourraient intéresser vos camarades ? » 

   Je pris alors une voix respectueuse pour suggérer humblement la bonne méthodologie à suivre : « Si vous le permettez, mon Capitaine, le mieux serait de procéder par genres, ainsi parviendrions nous à opérer la plus large sélection possible et répondre ainsi à tous les goûts ? » 

   Sans lui laisser le temps d’acquiescer, j’attribuai à l’un les westerns, à l’autre les comédies, aux autres les drames, les films historiques, de guerre, policiers, de science-fiction ou à caractère social et politique. Sur ma lancée, je chargeai, d’autorité, mon voisin de gauche d’énumérer les titres du catalogue. 

   C’est ainsi, qu’obéissant à mon seul plaisir, à l’énoncé de La mort à Venise de Luchino Visconti (1971), je m’écriai que c’était un magnifique polar, ou bien que Le Messager de Joseph Losey (1970) était un superbe western. Les autres étaient-ils dupes de mon grossier stratagème, qui, auprès du capitaine, passa comme une lettre à la poste ? 

   Cette année-là, la plupart des soldats de Carpiagne, accoutumés aux pitreries des Charlots, de Bébel ou d’Aldo Maccione, virent des films qu’ils n’allaient jamais voir habituellement au cinéma et dont ils se souviendraient longtemps.

   À la projection du premier film de la nouvelle sélection, tout se passa plutôt bien, il s’agissait du Dictateur de Charlie Chaplin (1940). Mais les choses se corsèrent peu après. Notamment, lorsqu’on diffusa Un dimanche comme les autres (Sunday Bloody Sunday), le film britannique réalisé par John Schlesinger, avec Glenda Jackson (1971). Quand, vers le milieu du film, Peter Finch embrassa à pleine bouche Murray Head, l’assistance, composée exclusivement de jeunes mâles en rut, alors passablement endormis par cette ennuyeuse histoire intimiste et triangulaire se déroulant sous la pluvieuse campagne automnale anglaise, se réveilla d’un seul bond et fit entendre aussitôt un effroyable cri de haine, proche du spasme collectif, mélange de sifflements et de mots fleuris : « pédés ! », « enculés ! », « pédales ! », « tantouzes ! », « suceurs de bites ! »... 

   Il est vrai que ma programmation prenait dangereusement des allures de festival gay et lesbien avant la lettre ! Mais ce qui mit le feu aux poudres, c’est quand arriva le tour du film Le Jardin qui bascule de Guy Gilles, sorti à Paris au début de l’année et que je n’avais pas pu voir. C’était un film à l’esthétique homo, et Guy Gilles était considéré à l’époque comme appartenant à la crème de l’avant-garde cinématographique. Sur les photos du film, publiées dans la presse spécialisée, ont voyait de beaux jeunes mecs évoluer gracieusement autour de Delphine Seyrig. Je n’avais pu résister au plaisir rare de nous faire parvenir les bobines du film, sans me soucier de la réaction du public qui serait amené à payer pour le voir. Avant la fin du générique, il n’y avait pratiquement plus personne dans la salle : la séance publique s’était transformée en projection privée. A la caisse, de nombreux spectateurs demandèrent à être remboursés… 

   Le lendemain, le capitaine me passa un savon, menaçant à plusieurs reprises de me « mettre au trou ».

   D’instinct, je compris que ce respectable père de famille était un homo refoulé. Je le regardai droit dans les yeux et, prenant mon air le plus innocent, lui répondis : « Au trou ! Mais pour qu’elle raison, mon capitaine ? Je n’ai fait que vous aider à choisir des titres figurants au catalogue officiel du Cinéma des Armées. »




 Les appelés du bureau de la communication et des loisirs au complet.

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Un rêve de Ceinture verte Il aurait fallu une forte volonté conjointe de l’Etat et de la SNCF pour que Paris puisse être doté d’une promenade verte ininterrompue de 32 kilomètres de long. Comme le fit en son temps Napoléon III en cédant en 1852 à la Ville, pour un franc symbolique, les anciens domaines royaux, alors clos de murs, des bois de Boulogne et de Vincennes, à charge pour la municipalité de les aménager en promenade publique et de les entretenir. Ou comme, plus près de nous, quand fut réalisée la Promenade plantée, rebaptisée Coulée verte René-Dumont, aménagée de 1988 à 1993 sur le tracé de l’ancienne voie de chemin de fer qui reliait la Bastille à la banlieue sud-est de Paris, entre 1859 et 1969. Permettant désormais de traverser le XIIe arrondissement de part en part, à l’abri de la circulation, et d’offrir ainsi aux Parisiens une promenade supplémentaire de près de 6 km de long. 
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