Eric Hazan, chez lui, à Belleville.
Le piéton tumultueux de Paris
Eric Hazan, écrivain et éditeur, fondateur de la maison La Fabrique, est mort ce jeudi 6 juin 2024, à l’âge de 87 ans. Celui qui se définissait avant tout comme un vrai Parigot avait écrit à l’occasion du confinement de 2021 un petit livre savoureux de vagabondage à travers les rues de la capitale. Extrait :
« Tabacs, droguistes
Les pauvres fument plus que les riches. Des études sociologiques le montrent mais on pour- rait s’en passer : il suffit de comparer la densité en bureaux de tabac dans les quartiers parisiens chics et les quartiers populaires. Depuis le Palais- Bourbon jusqu’à l’Institut du Monde arabe, sur toute l’élégance du boulevard Saint-Germain on ne compte que trois bureaux de tabac en incluant la Cave à Cigares du carrefour de l’Odéon, qui n’en est pas vraiment un. Trois, c’est le nombre des bureaux sur la rue de Belleville, entre la station Belleville et la suivante, Pyrénées, à cinq minutes de marche. Comme l’obésité, le tabagisme est un marqueur de classe. Il est d’ailleurs rare que les bureaux de tabac, où sévissent aussi souvent le PMU, le Loto et la Française des jeux, soient des établissements chics – comme la Civette, face à la Comédie-Française, où les conseillers d’État vont sans doute acheter leurs havanes.
L’enseigne des tabacs parisiens fait parfois référence au lieu d’implantation – tabac du Roule, de la Muette, des Gobelins – mais elle reprend souvent le nom de marques de cigares ou de cigarettes depuis longtemps disparues, datant de l’époque où le tabac brun sortait par tonnes des usines de la Seita et où l’on fumait dans tous les cafés. Week- end, Balto, Reinitas, Celtique, Boyards : autant de souvenirs des années de la Dauphine Renault, du Petit Soldat de Jean-Luc Godard et du prix Goncourt de Romain Gary pour Les Racines du ciel. Quant aux tabacs « Le Jean-Bart », ils renvoient à la légende du célèbre corsaire menaçant ses geôliers anglais de mettre le feu à un tonneau de poudre avec le cigare allumé qu’il tenait en main.
Dans ces années-là, les tabacs parisiens étaient souvent tenus par des Auvergnats ou plus précisément par des natifs du Rouergue – dans l’ensemble peu avenants, pourvus de gros chiens-loups et de femmes revêches. De cette population il ne reste presque rien, les rares enseignes « Au Bougnat » étant plutôt des souvenirs de marchands de bois et charbons, eux aussi quasi disparus. Il y a bien un tabac « Le Rouergue » rue du Faubourg-du- Temple, mais le patron est chinois et ne sait pas pourquoi son établissement porte ce nom. Tous les fumeurs, tous les gratteurs de tickets en ont conscience : depuis quelques années, les tabacs de Paris sont massivement pris en charge par des Chinois. Ils et elles sont souvent jeunes et nettement plus agréables et efficaces que les anciens de Villeneuve-sur-Lot. Interrogés sur les raisons de cette domination asiatique sur un commerce si parisien, leurs réponses sont peu claires : un système de tontines pour réunir l’argent nécessaire – un tabac bien placé peut coûter jusqu’à un million d’euros – ou encore la capacité de travailler plus dur que les autres.
Plus curieux encore : les drogueries parisiennes, ces boutiques où l’on trouve boules antimites, déboucheurs de lavabos, tapettes à souris et tant d’autres objets, ont souvent pour propriétaire un Indien de Madagascar. Dans un bel établissement de la rue Choiseul, près de l’Opéra-Comique, l’un d’eux m’a expliqué ce tropisme : « En Inde, nous faisons partie d’une caste dont la spécialité est justement ces commerces où l’on vend de tout. Nous sommes nombreux à nous être installés à Madagascar au temps des Français et nos familles avaient là-bas des boutiques comme celle-ci. Et quand il a fallu partir, le choix s’est tout naturellement porté sur la France. Aujourd’hui, quand une droguerie se libère, nous essayons qu’elle soit prise par l’un des nôtres. » Pourvu qu’ils continuent, qu’ils résistent face à Leclerc, Auchan et Cie, pourvu que subsistent ces boutiques où, comme dans certains vieux garages ou chez certains marchands d’instruments à vent d’occasion, l’accumulation ordonnée défie la standardisation et rivalise de fantaisie avec les formes d’art contemporain qu’on appelle des installations. »
(« Le Tumulte de Paris », La Fabrique éditions, 2021)
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