L’Académie française, dans sa séance du jeudi 28 septembre 2023, a procédé à l’élection du nouveau Secrétaire perpétuel. M. Amin Maalouf a été élu par 24 voix contre 8 dès le premier tour. Lauréat du Prix Goncourt en 1993 pour son roman « Le Rocher de Tanios », Amin Maalouf a écrit 14 romans et essais, dont « Léon l’Africain » (1986), « Samarcande » (1988), « Les identités meurtrières » (1998), « Origines » (2004), « Les Désorientés » (2012) et « Le naufrage des civilisations », son dernier ouvrage en date publié en 2019.
A la manière des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, élu à l’Académie française au siège de Claude Lévi-Strauss en 2011, nous a donné une succulente biographie romancée de « Léon l’Africain », un aventurier et diplomate qui fut placé à la croisée des cultures et des religions de la première moitié du XVIe siècle dans un monde alors en pleine mutation. Né vers 1488, à Grenade en Andalousie musulmane, Hassan al-Wazzan fut contraint, après la prise de la ville en 1492 par les Rois catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon, de partir avec sa famille se réfugier à Fès au Maroc. Tout à ses études théologiques et à peine âgé de dix-sept ans, son oncle maternel lui proposa de l’accompagner jusqu’à Gao, au Mali, où il était chargé de porter un message de la part du roi de Fès au souverain de l’Empire Songhaï, l’Askia Mohammed Touré, qui régnait alors en maître sur les vastes contrées de cette région africaine. C’est à l’occasion de ce voyage qu’il découvrit Tombouctou. À 20 ans, il s’engagea définitivement sur les routes et la voie de la diplomatie, pour une vie entière de grand voyageur et de négociateur : ses missions politiques et commerciales le menèrent à travers tout le Maroc ainsi que dans l’ensemble des pays du Maghreb, de l’Arabie, de l’Afrique saharienne, à Constantinople et en Égypte. En 1518, de retour du pèlerinage à La Mecque, il fut capturé à Djerba par un chevalier de l’Ordre de Saint-Jean, Pedro di Bobadilla. Ce dernier l’offrit en cadeau au pape Léon X, qui l’adopta, le fit catéchiser et baptiser sous son propre patronyme. C’est ainsi qu’il devint Jean-Léon de Médicis, dit « Léon l’Africain ». Pendant son séjour en Italie, il s’initia à l’italien et au latin et enseigna l’arabe à Bologne. Chantre de la cohabitation pacifique des diverses cultures et religions, il écrivit, à la demande du pape, sa célèbre Cosmographia de Affrica, publiée à Venise sous le titre Description de l’Afrique, qui resta longtemps un ouvrage de référence sur les us et coutumes africaines à l’usage des diplomates et explorateurs. On ne connaît ni la date ni le lieu exact de sa mort. Dans l’extrait ci-dessous, le futur Léon l’Africain, qui n’était encore qu’un jeune garçon d’une douzaine d’années, nous fait découvrir, grâce notamment à Haroun, un ami plus déluré que lui et fils d’un portefaix de Fès, un des hauts-lieux traditionnels de la ville : le hammam.
Vieil hammam de Fès.
L’eau chaude de la mémoire
« Quand je pense que tous ces gens se lavent avec du fumier ! »
Je mis quelques instants à réaliser ce que Haroun venait de dire. Puis nous partîmes l’un et l’autre d’un rire bruyant. Mon ami n’avait pas tort, car c’est bel et bien avec du fumier qu’était chauffée l’eau des hammams de Fès.
Ce jour-là, nous étions payés pour le savoir, le patron du bain nous ayant envoyés, munis de deux mules et de quelques dirhams, faire le tour des écuries du quartier et y acheter le fumier accumulé. Nous l’avions transporté en dehors de la ville, à un endroit qu’il nous avait indiqué. Un homme nous y attendait pour recevoir le chargement ; c’est lui qui s’occupait d’étendre la précieuse récolte pour la sécher, ce qui prend un mois en été, trois en hiver. Au retour, nous remportions un tas de fumier dur comme du bois et prêt à brûler. C’est avec cela que la chaudière du hammam était alimentée. C’est dire si, une fois déchargée la dernière cargaison, nous avions sur nous, Haroun et moi, la couleur et l’odeur de ce que nous avions transporté.
Nous nous étions donc hâtés de quitter nos habits pour nous précipiter dans la salle d’eau chaude. Notre aventure nous amusait. Dès que nous rencontrions un ami dans l’étuve, nous prenions plaisir à lui demander si son eau ne lui semblait pas différente ce jour-là.
Pour tous les gens de la ville, le hammam est le plus agréable des lieux de rendez-vous. Ils quittent leurs vêtements dans les cabines, près de la porte d’entrée, puis se rassemblent tout nus, sans aucune honte. Jeunes écoliers, ils parlent de leurs maîtres, se racontent leurs facéties en passant sous silence les fessées consécutives. Adolescents, ils parlent de femmes, s’accusant mutuellement de languir pour l’une ou l’autre, vantant chacun ses exploits amoureux. Adultes, ils deviennent plus réservés sur cet article, mais échangent conseils et recettes destinés à améliorer les effets de leur corps, un sujet inépuisable et une mine d’or pour les charlatans. Le reste du temps, ils parlent dinars, discutent religion et politique, la voix haute ou basse selon les opinions qu’ils professent.
Souvent, les hommes du quartier se rencontrent au hammam pour déjeuner. Certains arrivent avec leur repas, d’autres demandent à un garçon d’étuve d’aller leur acheter quelque chose au marché voisin. Mais ils ne prennent pas immédiatement leur collation. Ils passent d’abord à la salle tiède, où les garçons les lavent et les frictionnent avec de l’huile et des onguents. Ils se reposent un peu, couchés sur un tapis de feutre, la tête sur un traversin de bois également couvert de feutre, avant d’entrer dans la salle chaude où ils transpirent. Puis ils reviennent à nouveau dans la salle tiède, se lavent encore et se reposent. C’est alors seulement qu’ils se dirigent vers la salle fraîche, s’assoient autour de la fontaine, pour manger, bavarder et rire, ou même chanter.
La plupart d’entre eux restent nus jusqu’à la fin du repas, à l’exception des personnages importants qui évitent de se montrer ainsi, gardent une serviette autour des hanches et ne l’enlèvent que dans les salles particulières qui leur sont réservées, des salles toujours impeccablement tenues. C’est là qu’ils reçoivent leurs amis, c’est là qu’ils se font masser ; c’est également là que vient le barbier pour leur proposer ses services.
Et puis il y a les femmes. Un certain nombre de hammams leur sont entièrement réservés, mais la plupart servent aux deux sexes. Dans les mêmes locaux, mais pas aux mêmes heures. Là où je travaillais, les hommes venaient de trois heures du matin à deux heures de l’après-midi. Le reste de la journée, les garçons d’étuve étaient remplacés par des négresses, qui plaçaient une corde au travers de la porte pour indiquer aux hommes qu’ils ne pouvaient plus entrer, et si l’un d’entre eux avait besoin de dire un mot à son épouse, il appelait une des employées pour qu’elle fasse la commission. »
(« Léon l’Africain », Jean-Claude Lattès, 1986)
https://www.mercuredefrance.fr/le-gout-de-l-afrique/9782715233225
contact : jackybarozzi@aol.com